L’Europe en question – 1 – Entretien avec Cédric Durand

Mardi 30 juillet, organisée par la librairie « tout un monde », une conférence proposée par Cédric Durand au cinéma La Façade en soirée invitait les citoyens présents à s’interroger sur la situation de crise où se trouve plongée l’Union Européenne aujourd’hui.

35 personnes présentes, ce qui est bien compte tenu du sujet qui exige un minimum de connaissances préalables, mais peu d’élus du bassin ambertois, pourtant en charge de nos lieux et conditions de vie, pas de militants qui disent « s’engager » (a droite, au centre ou ailleurs…) et qui n’auront donc pas la vision alternative d’une autre économie proposée par l’orateur.

Cette conférence  a été si intéressante que nous avons souhaité lui donner un prolongement, en interviewant l’économiste et en publiant ses réponses sur notre blog.

Le débat portait sur son dernier livre, co-écrit avec des sociologues, anthropologues, économistes et politistes « en finir avec l’Europe« , sorti aux éditions La Fabrique en mai 2013.

Ses réponses à nos questions sont extrêmement précises et détaillées, aussi nous les publierons une par une. Voici la première :

PA : Tu dis qu’en devenant de plus en plus technocratique, l’Europe bafoue la démocratie pour devenir une sorte de césarisme, selon le terme de Gramsci. Peux-tu donner des exemples de cette perte de démocratie? Et peux-tu nous brosser un tableau de l’Europe en crise ?

CD : La crise européenne est évidemment une étape et une manifestation de la crise du capitalisme au plan mondial. En même temps, elle a une dimension strictement européenne : c’est essentiellement une crise des [gs balance-paiements ] entre des pays excédentaires et des pays déficitaires au sein d’une entité économique hybride qui n’est ni un État, ni strictement un espace international.

Les déséquilibres commerciaux qui ont pour contrepartie des flux de capitaux (on prête à ceux qui achètent plus qu’ils ne vendent) se sont fortement accentués avec l’euro. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’avec l’euro, on a une même politique monétaire avec des économies très différentes. Alors que les marchés financiers ont commencé à douter de la capacité des pays de la périphérie à rembourser les dettes accumulées et qu’ils ont pris conscience qu’il n’y avait pas de mécanisme institutionnel ni d’accord politique pour assurer leur règlement, la spéculation s’est déchaînée avec  les conséquences en chaîne que l’on sait.

La réponse choisie par les élites européennes est celle d’un grand bond en avant dans l’intégration européenne au mépris de la démocratie ; l’objectif essentiel est de résoudre les déséquilibres financiers et commerciaux aux dépens des populations. Les politiques mises en œuvre par les institutions européennes sous la férule de la BCE, de la Commission et des pays du Nord qui dégagent des excédents commerciaux sont des politiques déflationnistes ([gs deflation]). Celles-là même qui au lendemain de 1929 produisirent les catastrophes que l’on sait.

Les créanciers entendent être payés, ils exigent donc que des politiques budgétaires restrictives dégagent immédiatement des ressources financières pour rembourser la dette ou limiter son alourdissement. Cela se traduit par les coupes dans les budgets sociaux, la dégradation des services publics, les baisses des pensions, celle des salaires des fonctionnaires, les suppressions de postes, le surcroît d’impôts indirects et conduit à un effondrement de l’activité économique qui fait exploser le chômage. Cette politique au couteau de boucher, pour reprendre l’expression d’un ministre grec, constitue un trauma de masse dont on trouve la trace dans les statistiques d’émigration, de santé publique et de criminalité, la fureur de la rue, les gifles électorales infligées aux gouvernements sortants. Les plus lucides des partisans de l’approche déflationniste mettent en garde les « ayatollah de l’austérité » contre le caractère contre-productif de la spirale récessive enclenchée. Ils commencent à être entendus et l’accent est de plus en plus mis sur un second volet, les réformes structurelles. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’agenda de la compétitivité, qui vise à relancer la croissance grâce à une diminution des coûts : baisse du salaire minimum, des cotisations sociales patronales ou de l’impôt sur les sociétés.

La possibilité qu’une telle [gs devaluation] réelle soit suffisante pour entraîner un rebond apparaît d’autant plus lointaine que la synchronisation opérée au niveau européen interdit aux exportations de prendre le relais pour tirer la croissance. Surtout, les tensions qui répondent à la violence sociale de ces politiques menacent de les faire dérailler. A l’effritement de la capacité à générer du consentement répond un césarisme bureaucratique qui se manifeste par le renforcement d’instances non démocratiques. En Grèce, la gestion policière de la contestation s’appuie sur le développement d’une force néonazie qui sème la terreur dans les rues. Peu importe les élections, les manifestations, les grèves, pourvu que le cadre tienne.

Si l’Europe a depuis l’origine un biais pro-marché et anti-démocratique, la dimension progressiste d’un dépassement des nations a été balayée depuis le début des années 2010. Cheval de Troie des politiques néolibérales, accueillie avec bienveillance par des classes dominantes soucieuses de se défaire des compromis sociaux passés, l’Europe s’est muée en une machine de guerre qui se déchaîne contre les peuples. Les gauches sociales et politiques ne peuvent ignorer ce changement de conjoncture. Les cartes de la politique continentales sont rebattues.

à suivre…


 cedric_durandQui est Cédric Durand ? Né en 1975, il est diplômé de l’Institut d’Économie Politique de Grenoble (1993-1996), possède un doctorat de l’EHESS en 2002 sous la direction de Jacques Sapir, il est maître de Conférence section sciences économiques (2003), un post doctorat de la faculté d’économie de la UNAM (Mexique, 2004-2005). Il parle quatre langues, outre le français, exerce actuellement à l’université Paris 13 et fait partie des « économistes atterrés ».

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