11 novembre 1918 : cette guerre qu’il ne fallait pas faire

PoilusS’incliner devant les nécropoles c’est bien. Mais cela peut rester parfaitement inutile…

Ce jour-là, les cloches qui annoncent l’armistice, résonnent sur un immense charnier. Près d’un siècle plus tard, les corps n’en finissent pas de remonter à la surface. Leur rendre hommage, mémoire pourrait-on dire, s’impose toujours. Les hommes qui vécurent l’enfer des tranchées et les populations civiles broyées dans les immenses zones de front sont encore à portée de main historique, traces encore creusées dans les romans familiaux. Commémorer oui ! Mais bannir les retours cocardiers, l’exaltation aveugle d’un Clémenceau partisan fanatique de la guerre à outrance, regarder la tragédie en face pour en tirer de vraies leçons. Nous en sommes encore bien loin si nous prêtons l’oreille aux discours des officiels.

UNE GUERRE, POUR QUOI, POUR QUI ?

Le détonateur éclata à Sarajevo. Mais les charges étaient prêtes, patiemment accumulées depuis des années par les milieux dirigeants européens. Dans la violence des affrontements impérialistes, sur le terrain économique et sur le théâtre colonial, il fallait détruire l’autre. Jaurès ne cessa d’alerter sur la montée des périls, œuvrant jusqu’à la balle de Raoul Villain pour conjurer le désastre, cherchant à unir les socialistes et les classes ouvrières d’Europe contre un carnage où ils avaient tout à perdre. « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels », écrira Anatole France lorsque ses yeux se furent décillés sur la réalité du conflit. De 1913 à 1918, le gain net des sociétés allemandes par action passa de 1,6 milliards de marks à 2,2 milliards malgré la chute qui se profilait. Si 400.000 entreprises – surtout petites ou moyennes – disparurent en France, Renault, Citroën, Berliet, Michelin réussirent à dégager des profits spectaculaires et à accumuler des réserves qui leur permirent de dévorer leurs concurrents.

La guerre nettoyait le terrain du profit au profit des capitalistes dominants. Ainsi, le chimiste Kulhmann, bien qu’ayant perdu ses installations dans le Nord et en Lorraine, parvint à décupler son capital en quatre ans et à multiplier son profit par six. Le patronat et les Cent familles qui dominèrent l’après-guerre s’opposèrent farouchement et avec beaucoup de succès à la loi du 1 juillet 1916 qui prévoyait l’imposition des bénéfices exceptionnels de la guerre. Pour eux, la guerre était une formidable conjoncture économique et un moyen d’assoir leur puissance à l’échelle mondiale.
Mais ce sont les grandes entreprises américaines qui ont le milieu tiré leur épingle de ce jeu sanglant. Avant même l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, leur bénéfice avait triplé. Banquiers de la France et de l’Angleterre en guerre, les capitalistes américains deviennent alors les premiers exportateurs mondiaux de charbon, d’acier, de machines, d’automobiles, de coton et produits alimentaires. Ils récupérèrent alors à bas prix les investissements français en Amérique, solidement assis sur leur prospérité : le plus gros fournisseur de munitions de la guerre, Du Pont de Nemours, a fait passer son profit en quatre ans de 6 à 266 millions de dollars.
Jaurès l’avait annoncé dès 1905 : « La concurrence économique de peuple à peuple et d’individu, l’appétit du gan, le besoin d’ouvrir à tout prix, même à coup s de canon, des débouchés nouveaux pour dégager la production capitaliste, encombrée et comme étouffée de son propre désordre, tout cela entretient l’humanité d’aujourd’hui à l’état de guerre permanente et latente ; ce qu’on appelle la guerre n’est que l’explosion de ce feu souterrain qui circule dans toutes les veines de la planète et qui est la fièvre chronique et profonde de toute vie »… Est-ce vraiment si daté ?

UN SÉISME POUR LA CIVILISATION

Jamais alors guerre n’avait été si meurtrière et si inventive, hélas. Les gaz de combats, les tanks, les sous-marins, les avions, les télécommunications… les découvertes de la science furent mobilisées pour la mort à grande échelle. Dans les pays belligérants, une propagande intense associée à une sévère censure, berna les peuples pour les conduire à la boucherie. Les mots mêmes en perdirent du sens, tout autant que les images. « Après ce que nous avions vécu, nos peintures de cette époque n’étaient pas faites pour séduire mais pour faire hurler », expliquait Max Ernst. La paysannerie, le principal réservoir de la chair à canon, est frappée au cœur et les campagnes dépeuplées. La naissance d’un siècle débute par un requiem et c’est par les portes de la boucherie, que toute une génération rentre dans la modernité. « On rentre dans la clarté du jour comme dans un cauchemar », écrit Henri Barbusse dans son roman, « Le feu ». Héros de guerre, Aragon ne la pardonne pas. Il conclut en 1928 son « Traité du style » par « Je conchie l’armée française dans sa totalité ».
Les vieilles élites sont discréditées par leur sanglante responsabilité et avec eux les partis socialistes qui les ont accompagnés sur les « sentiers de la gloire ». La colère fera naître le communisme et le surréalisme ; le désarroi, la frustration et le dégoût accoucheront du fascisme qui, vingt-cinq ans plus tard, portera la tragédie humaine à son point ultime.

LE SOUVENIR POUR NE PLUS FAILLIR

« Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit/ Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places/ Déjà le souvenir de vos amours s’efface/ déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri », écrivait Aragon dans « Le Roman inachevé ». Les Déroulède médiatiques, toujours prêts à réclamer une guerre, un jour en Lybie, le lendemain en Irak, plus tard en Syrie ou en Ukraine, auraient profit à se retourner sur ce passé. Quant aux gouvernants d’aujourd’hui dans la mêlée de la mondialisation capitaliste, et certains se disent socialistes, ils pourraient se remémorer qu’on ne joue pas avec les armes à feu près des charges de dynamite. Enfin, les opinions publiques ont à jouer un rôle qu’elles ne surent et ne purent endosser il y a presque un siècle, pour devenir les premières victimes d’une grande imposture.

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